Allegri : Miserere
Misere d' Allegri
choir of St John's College, Cambridge ici
et voici les guides voix :
basse ici
ténor ici
alto ici
soprano 2 ici
soprano 1 ici
vu sur Wikipedia
Le Miserere d'Allegri est une œuvre musicale chantée a cappella, composée en 1638, durant le règne du pape Urbain VIII, et entendu pour la première fois le . Il s'agit d'une mise en musique du Psaume 50, également appelé Miserere, extrait du Livre des Psaumes et qui fait donc partie de la Bible.
L'œuvre
Ce Miserere (Psaume 50) était chanté à la chapelle Sixtine lors des matines du mercredi et vendredi de la Semaine sainte, et uniquement en ce lieu et à cette occasion. Un verset sur deux était psalmodié de manière monodique (comme cela se pratiquait depuis des siècles), à la fin de l'Office des Ténèbres, alors que les cierges qui éclairaient la chapelle étaient progressivement éteints. En présence du pape et des cardinaux agenouillés, les chantres de la chapelle improvisaient de somptueux ornements sur la psalmodie inscrite dans un canevas polyphonique conçu en style de faux-bourdon.
On était donc finalement en présence d'une mise en forme post-tridentine basée sur une rhétorique baroque parfaitement maîtrisée. Mais progressivement, la technique vocale des membres de la chapelle perdant en éclat et leur capacité à improviser de savants contrepoints s'étiolant, les ornements disparurent et à la fin du XVIIIe siècle il ne restait plus, des ornements, que les plus aigus : ceux qui étaient réservés aux castrats et qui étaient appris par cœur par deux sopranos. Ceux-ci, avec le reste de la partition, nous sont parvenus par le biais de la première publication, faite par Charles Burney, au XVIIIe siècle (dans The Present State of Music in France and Italy, 1771).
Le texte
Miserere mei, Deus: secundum magnam misericordiam tuam.
Et secundum multitudinem miserationum tuarum, dēlē iniquitatem meam.
Amplius lavā me ab iniquitate mea: et peccato meo mundā me.
Quoniam iniquitatem meam ego cognōscō: et peccatum meum contra me est semper.
Tibi soli peccāvī, et malum coram te fēcī: ut justificeris in sermonibus tuis, et vincās cum judicaris.
Ecce enim in inquitatibus conceptus sum: et in peccatis concepit me mater mea.
Ecce enim veritatem dilexisti: incerta et occulta sapientiae tuae manifestasti mihi.
Asperges me, Domine, hyssopo, et mundābor: lavābis me, et super nivem dēalbābor.
Auditui meo dabis gaudium et laetitiam: et exsultabunt ossa humiliata.
Averte faciem tuam a peccatis meis: et omnes iniquitates meas dele.
Cor mundum crea in me, Deus: et spiritum rectum innova in visceribus meis.
Ne projicias me a facie tua: et spiritum sanctum tuum ne auferas a me.
Redde mihi laetitiam salutaris tui: et spiritu principali confirma me.
Docebo iniquos vias tuas: et impii ad te convertentur.
Libera me de sanguinibus, Deus, Deus salutis meae: et exsultabit lingua mea justitiam tuam.
Domine, labia mea aperies: et os meum annuntiabit laudem tuam.
Quoniam si voluisses sacrificium, dedissem utique: holocaustis non delectaberis.
Sacrificium Deo spiritus contribulatus: cor contritum, et humiliatum, Deus, non despicies.
Benigne fac, Domine, in bona voluntate tua Sion: ut aedificentur muri Jerusalem.
Tunc acceptabis sacrificium justitiae, oblationes, et holocausta: tunc imponent super altare tuum vitulos.
Traduction
Pitié pour moi, mon Dieu, dans Ton amour, selon ta grande miséricorde, efface mon péché.
Lave-moi tout entier de ma faute, purifie-moi de mon offense.
Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi.
Contre Toi, et Toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait.
Ainsi, Tu peux parler et montrer Ta justice, être juge et montrer Ta victoire.
Moi, je suis né dans la faute, j’étais pécheur dès le sein de ma mère.
Mais Tu veux au fond de moi la vérité ; dans le secret, Tu m’apprends la sagesse.
Purifie-moi avec l’hysope, et je serai pur ; lave-moi et je serai blanc, plus que la neige.
Fais que j’entende les chants et la fête : ils danseront, les os que Tu broyais.
Détourne Ta face de mes fautes, enlève tous mes péchés.
Crée en moi un cœur pur, ô mon Dieu, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit.
Ne me chasse pas loin de Ta face, ne me reprends pas Ton Esprit Saint.
Rends-moi la joie d’être sauvé ; que l’esprit généreux me soutienne.
Aux pécheurs, j’enseignerai tes chemins ; vers toi, reviendront les égarés.
Libère-moi du sang versé, Dieu, mon Dieu sauveur, et ma langue acclamera Ta justice.
Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera Ta louange.
Si j’offre un sacrifice, Tu n’en veux pas, Tu n’acceptes pas d’holocauste.
Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; Tu ne repousses pas, ô mon Dieu, un cœur brisé et broyé.
Accorde à Sion le bonheur, relève les murs de Jérusalem.
Alors Tu accepteras de justes sacrifices, oblations et holocaustes ; alors on offrira des taureaux sur Ton autel.
La légende
Dès les premières années, le Vatican avait interdit de le reproduire ou de le diffuser afin d'en préserver le caractère unique. À l'époque, l'idée même de droit d'auteur n'était pas encore née, et on raconte que le transcrire ou le chanter ailleurs qu'en ces lieux aurait été puni d'excommunication, spécialement pour les choristes qui étaient les seules personnes à même de diffuser l'œuvre dans son intégralité. Celle-ci était alors propriété du commanditaire et de la chapelle musicale du Vatican, puisque aucun artiste n'exerçait de manière indépendante. L'individualisme musical (pouvant mener à un éloignement de toute structure sociale) apparaîtra à la toute fin du XVIIIe siècle, avec Mozart précisément, et ne se développera qu'au XIXe siècle1.
Il y eut malgré tout de nombreuses transcriptions supposées de ce Miserere parmi les cours royales d'Europe, mais jamais de la qualité de celle qui se chantait à Rome. Selon de nombreuses lettres, en 1770, Mozart, âgé de quatorze ans, a réussi à retranscrire l'œuvre après seulement une ou deux écoutes. Alors qu'il visitait Rome, avec son père Leopold, il eut la chance de pouvoir écouter le Miserere le mercredi de la Semaine sainte, le 11 avril. Le soir même, il retranscrivait le morceau de mémoire2. Il l'écouta encore une fois le vendredi qui suivit pour pouvoir faire quelques modifications. Le Miserere obtenu fut publié en 1771 à Londres et l'interdiction papale levée. Mais cette version n'incluait pas l'ornementation baroque qui faisait une partie du succès et de la beauté du chant.
Mozart fut accusé d'avoir volé la partition car il paraissait impossible qu'un enfant de quatorze ans pût, en aussi peu d'écoutes, parviendrait à la retranscrire. La polyphonie en était tout de même assez simple et les aspects répétitifs de l'œuvre, nés de la succession des nombreux versets du psaume, avaient facilité le travail du jeune homme.
Jour particulier que celui-ci pour les catholiques : nous sommes le Vendredi saint, jour où le Christ fut crucifié. Pour bien comprendre et « capter » une œuvre musicale, il fait essayer de l’approcher au plus près afin d’en saisir une infime partie de son émotion, pieuse pour la présente composition.
Tâchons d’abord de remonter le temps pour quelques minutes. Fermez les yeux. Réouvrez-les à présent. Nous voici à Rome, le Vendredi saint 12 avril 1639 (de notre calendrier contemporain). La basilique de Rome, depuis quelques années maintenant, est le nouveau centre de la chrétienté. La Semaine sainte touche bientôt à sa fin, l’apothéose des célébrations étant dimanche avec la fête de Pâques.
Nous sommes invités à célébrer la messe de l’Office des Ténèbres au couché du soleil. Le pape en personne (en habit de chœur, sans étole), Urbain VIII, officie, accompagné des cardinaux. La Chapelle Sixtine est un tel déchaînement de couleurs et de formes qu’elle ne peut qu’émouvoir le fidèle présent (ou le simple visiteur que nous sommes). Des cierges luttent contre l’obscurité de ces jours sombres, ceux où tout espoir de rédemption se serait évanoui (à 15h « précises » dit-on… d’ailleurs, depuis, il neige sur Bruxelles ! (sic)).
L’office a déjà débuté depuis quelques temps. Le pape et les cardinaux sont agenouillés devant l’autel. C’est alors que la lecture des quatorze premiers psaumes de l’Ancien Testament débute. Au fur et à mesure des passages, quatorze des quinze bougies d’un chandelier triangulaire sont éteintes. L’obscurité complète a envahi les lieux, ou presque car une, une seule bougie éclaire encore l’office, au sommet du chandelier. Elle symbolise le Christ, cette lumière dans l’obscurité ; les autres étant les onze apôtres (Judas en est exclus… logique) et les trois Marie.
Alors qu’on répète l’antienne, un clerc s’empare délicatement de la bougie, s’appuyant de la main droite sur l’autel. « Christus factus est » est entonné à genoux, en chœur. La mort du Christ ne fut pas éphémère mais plongea les hommes dans les ténèbres. Symboliquement, l’ultime bougie est cachée derrière l’autel ou préservée dans une lanterne. Le « Pater noster » raisonne à voix basses.
Et c’est alors que le moment le plus intense de cette liturgie se produit : un chœur en deux parties entame le Miserere [mei Dieu], le psaume 50. Mais il ne s’agit pas de n’importe lequel ! Celui-ci n’a que quelques années à peine, tout récemment composé par Gregorio Allegri (1582-1652). Quelle émotion s’en dégage ! Ecoutons :
Cette œuvre est exceptionnelle malgré une écriture tout à fait ordinaire. Neuf voix la chantent, réparties en deux formations de quatre et cinq voix. Chaque chœur est précédé d’une monodie grégorienne (usage courant dans les églises romaines) à laquelle il répond, à l’exception du premier et dernier verset. L’alternance entre la monodie grégorienne (qu’on pourrait assimiler à Dieu Tout-Puissant) et la masse chorale (l’assemblée des fidèles terrorisés) est constante et régulière.
A l’occasion de cette exécution, les meilleurs chanteurs de la Chapelle pontificale ont été réunis : castras, altos masculins, barytons et basses. Chacun doit être capable d’orner la composition par l’improvisation. La note do, la plus aiguë ici, obsédante aussi, ne peut laisser indifférent l’auditeur : une impression d’intemporalité l’envahit ; tout repère s’efface autour de lui (rappelons qu’il est plongé dans l’obscurité). La communion entre croyants est totale.
Le texte n’est pas seulement chanté : la musique l’intensifie souvent. Ecoutons comme le Tibi soli peccavi est raide et tentu. Il vient nous répéter comme un glas notre repentance éternelle : « Contre toi et toi seul j’ai péché ».
Après une dizaine de minutes, les deux formations chorales se réunissent pour appuyer les derniers mots du psaume, les plus importants, ceux du jugement : Tunc acceptabis sacrificium justitiae, oblationes, et holocausta: tunc imponent super altare tuum vitulos [« Alors, tu agréeras de justes sacrifices, holocauste et oblation parfaite ; alors on placera des taureaux sur l’autel »]. Silence. Il est pesant et méditatif. Les derniers participants émergent de leur émotion.
L’officiant, toujours à genoux, récite sobrement l’oraison Respice à haute voix et l’achève tout bas. Soudain, le chœur et le cérémoniaire se mettent à frapper le sol à l’aide de leur chapelet ou d’un bâton afin de reproduire le tremblement de terre et de chasser les derniers démons qui rôderaient encore. Ils cessent lorsque le cierge, caché derrière l’autel, réapparaît. Le silence est total après ce vacarme et le contraste est saisissant. La bougie est éteinte et le clergé se retire. Les autres cierges sont enfin rallumés petit à petit, marquant la fin de ce voyage mystique.
A titre personnel, je trouve cette cérémonie très théâtrale et fascinante par cet aspect.
Maintenant, quelques remarques concernant l’œuvre et le manuscrit :
Cette composition, splendide, est le leg d’une pratique musicale que seul Rome connaît encore à l’époque (début XVIIe siècle) : le stile antiquo (a cappella, sans instrument [interdits durant tous les Offices des Ténèbres]). La Contre-Réforme avait été claire un siècle plus tôt : il faut que le texte soit intelligible et non prétexte à l’extravagance du compositeur. D’où une homophonie qui accentue la masse chorale de l’effectif. Il est donc logique que Rome, centre de la chrétienté, soit le bastion de ce style ancien alors que Monteverdi a déjà révolutionné la musique et propagé le stile nuovo, c’est-à-dire concertant. D’ailleurs, l’expression a cappella ne lui reste-t-il pas associée (« à la manière de la Chapelle [pontificale] ») ? Toutefois, cette œuvre, par certains aspects, marque la transition entre le style a cappella et le style concertant. Le texte n’est plus prétexte : Allegri (à l’issue d’un concours qu’il avait remporté) a rigoureusement sélectionné les versets du psaume afin que sa musique vienne souligner et renforcer l’émotion du texte.
Quant au manuscrit, c’est lui qui est à l’origine de la popularité de l’œuvre. Jalousement gardé par le pape (le jouer hors de Rome pouvait valoir l’excommunication !), il n’a été visionné que par quelques privilégiés, accentuant un peu plus l’aspect exceptionnel de la partition, enviée et adulée à travers toute l’Europe. L’empereur Léopold Ier d’Autriche en demanda une copie que le pape ne put refuser. Celle-ci fut exécutée à Vienne quelques semaines plus tard. A l’issu de l’office, l’empereur, déçu par la pâle copie, suggéra au pape de congédier le copiste. Mais ce dernier aurait-il pas reçu l’ordre de n’en copier qu’un pâle reproduction ?
En 1770, Mozart (âgé de quatorze ans), alors en tournée en Italie avec son père, assiste à l’office à la Chapelle Sixtine et est bien décidé à repartir de Rome avec la partition. Ne pouvant la consulter, il la mémorise ! Au même moment, le musicologue anglais Burney compare les copies qu’il avait pu se procurer et constate que seule la ligne de la soprano est identique d’une version à l’autre ! Il décide toutefois d’en éditer une version « critique » et « reconstituée ».
Autre époque, autre personnage : Mesplat, commissaire chargé aux arts de Napoléon, décide de mettre les archives vaticanes sous scellés lorsque l’empereur français conquiert l’Italie. En remerciement (personne n’étant entré dans les archives à l’exception de l’entourage papal), le pape lui offre un recueil du répertoire musical romain dans lequel figurait une copie (d’après l’original) du Miserere d’Allegri.